Les repas de famille sont de loin mon pire souvenir d’enfance. Ça démarrait généralement pas trop mal : tout le monde s’installait, l’entrée arrivait, ça discutait de la dernière recette de soupe à la courgette et de la meilleure façon de tricoter un bavoir pour le petit dernier qui venait de naître.
Et puis à un moment, ça commençait à parler de trucs plus sérieux alors je décrochais. J’étais dans mon monde et les conversations en arrière-plan n’étaient qu’un fond sonore pas trop désagréable.
Au fur et à mesure du repas, ça parlait de plus en plus fort, au point que je ne m’entendais plus penser. Ça s’agitait un peu dans tous les sens, même les petits se mettaient à babiller ou pleurer, mais tout le monde s’en foutait un peu, ça ne faisait pas une grosse différence quant au niveau sonore. Je pense que mon mutisme devait détonner dans cette cacophonie, mais personne ne me l’a jamais fait remarquer. Et puis il y avait pire que moi. Mon père était invariablement placé dans le coin gauche de la table, entre mon oncle -dont la corpulence avoisinait celle d’un petit pachyderme- et mon arrière-grand-mère qui, malgré ses cent ans et des poussières, braillait plus fort que la moitié de la tablée réunie. Il était parfaitement immobile, ne desserrait pas les lèvres et ne cachait pas son désarroi. Je pense qu’il haïssait ces repas encore plus que moi. C’est peut-être le moment de préciser que cette famille, c’était celle de ma mère. Mon père faisait partie des rares pièces rapportées, et était de loin celle qui s’insérait le moins bien dans le puzzle.
Je sais pas trop comment il s’était retrouvé là, parce qu’il me semblait que toute ma famille -ma mère comprise- le méprisait, dans les rares moments où ils se rappelaient de son existence.
Ce qui m’amène à la principale raison pour laquelle ces repas étaient une torture : au bout d’environ deux heures, alors que l’on se rapprochait du dessert, mon grand-père -qui présidait la table- se tournait brusquement vers mon père.
«
Andreï, aboyait-il de sa voix de stentor,
parlez-nous donc de vos recherches ! Comment avancent-elles ? ».
On avait droit à un instant de silence qui aurait été appréciable si je n’avais pas su pertinemment ce qui allait suivre. Mon père se redressait, adressait un sourire tremblotant à l’assemblée et, docilement, commençait à raconter ce à quoi il passait ses journées. Au bout de quelques secondes, on entendait déjà quelques ricanements. Ça chuchotait, ça secouait la tête, ça fronçait les sourcils. Les lèvres se relevaient en rictus, les regards se chargeaient de mépris. Et ça allait crescendo jusqu’à ce que mon grand-père interrompe :
«
Et concrètement, à quoi servent ces recherches, Andreï ? Qui d’autre que vous s’intéressera un jour à la raison pour laquelle les abeilles mâles ont des rayures plus fines que les femelles ? »
Les abeilles, ce n’était qu’un exemple parmi d’autres. Mon père avait une passion pour la faune et la flore. Et il était brillant, et avait le don de parler de ses recherches de la même façon qu’un conteur déroulait son intrigue. J’aurais pu l’écouter pendant des heures.
«
Et pensez-vous que l’argent va tomber du ciel, Andreï ? Ou que vos chères abeilles vont en sortir de leurs ruches ? ».
A ce moment, le brouhaha reprenait. Tout le monde y allait de son petit commentaire pour abonder dans le sens de mon grand-père. Ma mère ne disait rien, mais son regard parlait pour elle. On pouvait y lire plus de dédain que chez n’importe quel autre membre de la famille. Et beaucoup de regret aussi.
«
Enfin, vous aurez au moins fait quelque chose de bien dans votre vie, Andreï… ».
A ce moment, l’expression de mon grand-père changeait du tout au tout alors qu’il se tournait vers moi. Il se fendait d’un sourire lumineux, toute trace de mépris envolé. J’adorais ce sourire. D’ailleurs, j’adorais mon grand-père en général, sauf quand il s’appliquait à humilier mon père. Tout le monde se retournait alors vers moi, et on pouvait voir la même transformation s’opérer sur tous les visages.
«
Heureusement, Amelia est assez talentueuse pour compenser votre médiocrité, Andreï. »
Tous me considéraient avec un mélange de bienveillance et de fierté. Ça me sidérait à chaque fois. Je ne comprenais pas ce qu’ils voyaient en moi qui suscitait cette admiration. Je ne comprenais pas comment ils pouvaient ne pas se rendre compte que j’étais une version miniature de mon père, avec juste trois fois plus de cheveux. Ma mère était de loin la plus rayonnante. Elle avait l’air tellement heureuse dans ces moments que ça me foutait une boule au ventre, parce que je savais que le jour où elle réaliserait que je n’étais pas du tout ce qu’elle attendait de moi, elle tomberait de haut. Et probablement qu’elle me mépriserait, comme elle méprisait mon père. Cette idée me terrifiait.
Ma mère entreprenait alors une énumération minutieuse de toutes les raisons pour lesquelles j’étais absolument parfaite, tandis que je m’efforçais d’ignorer la boule grandissante dans mon ventre et de garder le sourire. Je souriais tellement que je finissais toujours le repas avec des douleurs maxillaires.
«
Son professeur m’a encore dit qu’elle était l’une des élèves les plus brillantes qu’il ait jamais eue… Oui, elle n’est arrivée qu’en sixième position à cette compétition sportive, mais pour son âge et sa taille, ça reste exceptionnel ! … Je pense qu’on peut raisonnablement la qualifier de précoce, je veux dire, elle a su lire à quatre ans et cinq mois, vous vous rendez compte ? Je pense qu’elle pourrait intégrer la G.E.M.A. en avance, mais je ne suis pas sûre qu’ils fassent d’exception, même pour une enfant aussi douée qu’elle… »
J’aurais peut-être dû le préciser avant, mais le truc, c’est que j’aime sincèrement ma famille. Je sais que je ne les ai pas dépeints de façon très positive, il faut dire que lorsqu’ils sont tous ensemble, ils deviennent franchement insupportables, mais pris individuellement, ce sont vraiment de chouettes personnes. Ils ne sont pas ce qu’il y a de plus tolérant, mais bon chacun ses défauts, hein. La vraie raison pour laquelle je détestais ces repas, quand j’y repense, c’est parce qu’ils faisaient ressortir ce qu’il y avait de plus laid chez ces gens à qui je tenais. Et ils me faisaient sentir différente d’eux, pas à ma place du tout. Ils me faisaient réaliser que je ne voulais pas leur ressembler, mais je ne voulais pas les quitter non plus. Et j’avais à la fois peur de les détester et de me faire détester d’eux. Bref, trop d’émotions négatives à la fois. Mais au moins, la bouffe était une tuerie.
*****
Je pense que le plus beau jour de la vie de ma mère est celui où j’ai reçu la bénédiction d’Echo. D’après elle, c’était très rare et signe que j’avais les qualités d’un leader (possible, mais je les cherche encore), donc ça prouvait ce dont elle s’évertuait à se convaincre depuis des années : j’allais devenir quelqu’un d’exceptionnel et d’historiquement important.
Elle en a pleuré de joie, puis s’est empressé d’annoncer la bonne nouvelle à toute la famille, et puis aux voisins, au boulanger, au coiffeur, à l’épicière, au bibliothécaire, au mec qui placardait des affiches devant chez nous, et j’en passe. Moi j’étais un peu déçue : j’aurais préféré la bénédiction d’Amaranth pour pouvoir influer sur le temps (qui passait trop vite à mon goût), ou celle d’Anima pour donner vie à mes chaussettes. Je me suis bien gardé de le montrer, mais je pense que ma mère ne l’aurait pas remarqué de toute façon, elle était complètement hystérique. Après ça, elle m’a forcé à porter des manches courtes pendant un mois pour que tout le monde puisse bien voir la marque d’Echo sur mon poignet. On était en février, et je me les suis caillées comme c’est pas permis. Je crois que c’est depuis cet épisode que je suis irrationnellement frileuse.
Ce jour-là, tandis que ma mère jubilait et courrait partout pour vanter une fois de plus les mérites plus ou moins imaginaires de sa fille unique, mon père m’a juste ébouriffé les cheveux ; il n’était pas très doué pour les marques d’affection.
«
C’est un don qui te va bien, Loupiote » a-t-il souri.
Il m’avait donné ce surnom il y a des années déjà, visiblement dans un accès de lucidité. Et puis il a dit :
«
C’est le genre de truc qu’on ne devrait pas dire à une gamine, mais tu es assez grande maintenant… ».
Je me suis mentalement préparée pour une révélation de taille, genre «
tu as été trouvée dans un panier posée sur les marches d’une église et une prophétie dis que tu sauveras le monde trois fois », mais il a simplement ajouté :
«
Tu n’es pas obligée de toujours faire ce que dis ta mère, ‘Lia. Et encore moins ce que je dis. Fais ce que tu veux de ta vie, okay Loupiote ? ».
J’ai senti la boule dans mon ventre revenir. J’ai failli lui rétorquer que c’était facile pour lui de dire ça maintenant, il ne pouvait plus perdre l’estime de ma mère puisque c’était chose faite depuis bien longtemps. Mais j’ai seulement croassé «
Okay » et j’ai été me réfugier dans un bouquin d’aventure.
*****
J’ai longtemps pensé que ma mère détestait mon père et j’avais émis un certain nombre d’hypothèses sur les raisons qui avaient pu l’amener à l’épouser. La plus probable était que j’avais été malencontreusement conçue lors d’un coup d’un soir, ce qui avait poussé ma mère à se marier avec un quasi-inconnu pour conserver son honneur, et la plus invraisemblable statuait que mon père était l’héritier d’une lignée de sang royal d’une autre nation, et que ma mère l’avait épousé pour son titre, mais qu’il avait été déshérité et renié peu après parce que son père avait désapprouvé ses recherches sur les crapauds-buffles ou un truc du genre.
Il a fallu que mon père disparaisse pour que je réalise que ma mère l’avait aimé, tout simplement. Et puis elle avait été rattrapée par ses rêves de grandeurs et déçue par la réalité de la vie ennuyeuse que menait notre très ordinaire famille. La monotonie avait remplacé la passion, et puis petit à petit son cœur s’était ratatiné sous l’effet de l’amertume, et elle avait fini par devenir cruelle avec lui. Mais au vu de la brume qui a envahi son regard le jour où elle a compris que mon père ne reviendrait pas, j’ai deviné qu’elle l’aimait encore un tout petit peu.
Ça pourrait être le seul fruit de mon imagination en fait. Peut-être qu’elle avait juste un truc dans l’œil.
Ce jour-là, je me suis convaincue que je ne pouvais pas essayer de suivre ma propre voie comme mon père me l’avait suggéré. Parce que visiblement, ça impliquait de disparaître dans la nature, et je ne pouvais pas infliger ça en plus à ma mère.
En vrai, j’avais juste les jetons. Je pouvais choisir une voie toute tracée pour moi, avec le soutien d’une famille entière, et la promesse d’un avenir sûr -après tout, j’avais effectivement des résultats scolaires brillants, alors je ne pouvais pas foirer ma vie en continuant dans ce sens, n’est-ce pas ? Ou alors je pouvais aussi annoncer à ma famille que je préférais consacrer ma vie à l’étude des crapauds-buffles comme mon père, me faire renier et me retrouver à la rue alors que j’ai toujours vécu dans un univers étriqué, sûr et confortable. A vue de nez, une des deux solutions était de façon évidente plus facile à vivre que l’autre, et dans un accès de couardise absolue, c’est celle que j’ai choisie. Evidemment, je n’avais pas anticipé que répondre aux attentes de ma famille demanderait un peu plus que des bonnes notes à l’école. Bien fait pour moi, me direz-vous.
*****
Alors que toute la nation sudrienne s’effrayait de la confusion qui régnait suite à la très récente prise de pouvoir par la force de H. Dawn Von Mattsen, ma mère avait les yeux qui brillaient et affichait constamment un petit sourire en coin. Cela ne me disait rien qui vaille, mais ma mère était l’unique personne au monde avec qui je préférais appliquer la politique de l’autruche plutôt que celle de la confrontation. J’ai fait comme si de rien n’était, et j’ai vu le sourire s’élargir au fur et à mesure que les jours passaient.
Elle a fini par lâcher le morceau au bout d’une semaine, au beau milieu du petit-déjeuner.
«
Les Idriss ont… déserté. » a-t-elle commencé, avec un petit sourire désolé, au cas où je n’aurais pas compris que « déserté » était une version épurée de ce qui s’était réellement passé.
«
Mais la nouvelle dirigeante souhaite conserver cette tradition. Il va donc y avoir une nouvelle sélection. ».
J’ai hoché la tête mécaniquement. Et puis j’ai analysé ce qu’elle venait de dire et réalisé ce que cela impliquait pour moi.
«
C’est l’occasion dont nous avons toujours rêvé, ‘Lia ! » s’est-elle finalement exclamée.
C’était l’occasion dont elle avait toujours rêvé, pour être précise, mais je n’ai pas relevé. Elle a embrayé sur les formalités de ma prochaine candidature, et j’ai hoché la tête bêtement en mâchouillant mes céréales pendant tout son soliloque, tandis que je me liquéfiais mentalement de trouille. J’avais signé pour un avenir glorieux, okay, mais pas au point de viser le poste le plus important de la nation.
Dans les jours qui ont suivi, je me suis auto-rassurée : je n’allais pas être sélectionnée. D’accord, j’étais douée pour les études ce qui pouvait laisser penser que je n’étais pas trop idiote, j’avais une bénédiction favorable et un don raisonnablement puissant. Mais en même temps, j’étais issue d’une famille insignifiante, je n’avais jamais rien connu d’autre que ma campagne et l’école de magie, et mes qualités de prise de décision ou de leadership étaient encore à l’état expérimental.
Pourtant, l’annonce de ma nomination en tant qu’Idriss m’a moins assommée qu’on aurait pu le penser. J’imagine qu’inconsciemment, je m’étais quand-même préparée à cette éventualité. Après une petite crise de nerf, je me suis forcée à oublier que mes prédécesseurs avaient, euh… « déserté », et je me suis concentrée sur l’aspect positif des choses : aussi inconcevable que cela me semblait, j’avais l’occasion de devenir quelqun de très puissant, et de changer les choses dans le pays. Parce qu’indéniablement, c’était pas la joie depuis que Von Mattsen était au pouvoir.
Alors je n’avais plus qu’à essayer de jouer les héros, virer les méchants du pouvoir du haut de mon mètre soixante, et devenir une souveraine adulée de tous. Un plan de carrière simple et efficace. Si, si, j’y crois, je vous assure. De toute façon, j’ai pas quinze mille autres options.